Sur la terrasse du café on entendait une discussion très animée, entre deux hommes qui se disputaient le partage de quelque chose. Soudain on passa aux mains, des clients du café comme des passants se mêlèrent et séparèrent les deux hommes. Chacun était parti de son côté en proférant toutes sortes d’insultes. Le serveur rentra en commentant l’incident : c’étaient deux frères qui se disputaient un maigre héritage laissé par leur mère décédée récemment ; l’héritage consisterait en quelques vieux meubles ! C’était drôle, drôle et scandaleux jugèrent quelques clients. Tout le monde s’était mit à commenter, analyser, rapporter des anecdotes similaires, citer le prophète et le Coran… et on riait quand on n’écoutait pas religieusement.x Aziz et Abdeslam souriaient, il n’était pas question pour eux d’évoquer la question de l’héritage. C’était à Haj Labri, leur père, de s’occuper de ces affaires. Quant à Aziz, il n’y avait jamais pensé et estimait même qu’il serait heureux pour lui de ne rien hériter de la défunte, pas même l’un de ces morceaux du linceul de la morte qu’on distribua à ses enfants ; d’ailleurs il avait enfoui le sien au fond de sa valise en espérant s’en débarrasser à la première occasion « encore des superstitions ! » s’était-il dit en recevant le bout du tissu. La troisième journée, on se rassembla autour de la tombe, on versa quelques larmes et on reprit le chemin de la maison, où on préparait un grand déjeuner pour la famille et les voisins. Aziz se contenta de saluer tout le monde au cimetière et prit le chemin de son hôtel pour prendre ses affaires et regagner Rabat. Il s’était acquis de son devoir, estimait-il.x La mère, hadja Zoubida, était issue d’une famille notable de la ville. Son père, un grand commerçant et spéculateur dans le secteur des céréales, tenait ce commerce avec une main de fer : les prix, l’approvisionnement du marché, l’inspection des stockes… tout passait sous sa main. Il avait deux fils et une fille qu’il éleva sévèrement dans le respect des valeurs de l’Islam et du commerce. Un jour, alors qu’il revenait de la mosquée, il fut surpris de voir Zoubida sur la terrasse faire des signes à Farid, le fils des voisins. Il rentra chez lui plus calme que d’habitude, il s’installa tranquillement, prit son déjeuner en famille et alla faire sa sieste. Le lendemain, il fit venir un menuisier et barricada la porte de la terrasse. Zoubida comprit rapidement et se retira dans sa chambre pour plusieurs jours, n’osant plus se montrer devant son père. Quelques semaines après, Hajj Mustapha lui assena le coup de grâce en lui annonçant que le fils de son ami Hajj Brahim avait demandé sa main et que lui, son père, avait accepté sans hésiter. Le mariage fut célébré en été et elle partit vivre sous un autre toit, malheureuse et soumise. Neuf mois plus tard elle eut Abdeslam, suivi de Driss, Rajae et enfin Aziz. De longues années passèrent dans la soumission au destin et l’obéissance à Hajj Larbi. Son père mourut après la naissance d’Abdeslam, puis ce fut le tour de son beau-père alors qu’elle était enceinte de Driss. Les joies et les deuils investirent les premières années de son mariage, lequel n’était point réussi. On la voyait souvent regagner la maison paternelle suite à une dispute avec son mari ou sa belle-mère. Quelques mauvaises langues murmuraient qu’elle arrangeait ces scènes de ménage pour passer oisivement des heures de la journée sur la terrasse de chez ses parents, là elle rencontrerait quelqu’un à l’abri des regards ! On supposait, on spéculait mais on n’avait aucune preuve. Le jour de la naissance de Driss, sa mère Hadja Hadda prit l’enfant dans ses bras, le regarda longuement, le déposa près de sa mère et souffla dans l’oreille de sa fille « que Dieu te pardonne… » et elle quitta la maison sans jamais y revenir que par commodité aux grandes occasions. La venue au monde de Rajae et d’Aziz, firent vite oublier cette tragique naissance de Driss. Hajj Larbi simula l’ignorance et oublia la chose, mais ne s’intéressa guère à Driss, pire encore, il l’excluait de sa présence à la maison et lui interdisait de mettre les pieds au magasin, ne s’intéressait aucunement aux études de cet enfant ni à sa santé, c’était Zoubida qui lui assurait tout. Devenu adolescent, il fit éclater sa colère à la face de Hajj Larbi, celui-ci se contenta de se chausser et quitta la maison. Depuis Hajj Larbi ignora complètement et définitivement l’existence de ce rejeton, et ne s’intéressa qu’à son commerce, aidé par Abdeslam et une dizaine d’ouvriers.x |