Obstacles et ruptures épistémologiques Quels sont les obstacles qui rendent si difficile l'établissement des connaissances ? Bien sûr, il y a d'une part la complexité et parfois la fugacité des phénomènes, d'autre part il y a les moyens limités des sens et même de l'esprit humain. Mais ces raisons ne sont pas nécessairement les plus fondamentales. En effet, avec le temps, et par la collaboration des hommes, on parvient à y pallier. Mais c'est en fait la connaissance elle-même qui reste l'obstacle majeur à sa poursuite. Platon, dans Le Banquet, remarquait déjà qu'il fallait qu'une connaissance meure pour qu'une autre la remplace. C'est surtout ce que l'on croyait savoir qui empêche de comprendre plus avant : " En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites (...)". (La formation de l'esprit scientifique). Que ce soit dans l'histoire de l'humanité, ou dans le développement de la pensée individuelle, la connaissance commence toujours par les mêmes illusions. Ces illusions trouvent d'une part leur origine dans la nature même du donné qui, comme déjà dit, nous présente de manière mélangée un complexe de phénomènes que nous ne différencions pas d'abord. Du fait que ce donné le soit de manière immédiate, nous l'appréhendons comme simple, et il faudra bien des déconvenues pour commencer à en soupçonner le caractère composé. D'autre part, et c'est peut-être l'aspect le plus déterminant, il y a toujours de notre part une grande naïveté mêlée à une grande vanité : il semble naturel à l'homme (espèce comme individu) de s'imaginer que tout a été conçu en fonction de lui, que tout s'aligne nécessairement sur ce qui lui semble judicieux. " (...) ce qui nous a instruit est précisément ce qui nous a heurtés, contrariés, contraints à modifier nos préjugés et nos illusions, à renoncer aux affirmations crédules ou suffisantes par lesquelles nous commençons toujours." (F. Alquié, L'expérience). Les hommes se construisent de véritables systèmes de fantasmes qui leur suivent ensuite de cadres pour leur effort de connaissance. Passionnante à cet égard est la lecture de La formation de l'esprit scientifique de Gaston Bachelard, livre dans lequel il fournit des exemples analysés de ces fourvoiements, qui relèvent proprement d'une psychanalyse, selon ses propres termes. C'est pourquoi il dira qu'il n'y a pas de vérité premières, mais uniquement des erreurs premières. La découverte de la vérité procède donc fondamentalement par rectification des erreurs.
On a tendance à considérer le progrès scientifique (et tout progrès en général) selon une logique du toujours mieux, toujours plus. Outre que le mieux et le plus ne vont pas nécessairement de pair, il y a dans cette volonté de croire à une amélioration constante un caractère religieux marqué. Or, si nous acceptons de sortir de ce schéma, et que nous nous donnons la peine d'y regarder de plus près, " (...) nous montrerons des causes de stagnation et même de régression, (...) nous décèlerons des causes d'inertie que nous appellerons des obstacles épistémologiques." (La formation de l'esprit scientifique). Chacun peut d'ailleurs constater dans tel ou tel aspect de son parcours personnel cette démarche plus hésitante qu'on ne voudrait convenir, et il est possible de rapprocher cela des notions psychanalytiques de fixation et de régression. Pour comprendre la logique de l'obstacle, on peut prendre la métaphore du filet d'eau qui s'écoule le long d'une pente rocailleuse. Naturellement, il tend à descendre. Mais il rencontre éventuellement des trous qu'il lui faudra combler avant de poursuivre sa descente (voilà les stagnations), à moins que les berges ne s'émiettent ou ne s'effondrent avant (il y a alors rupture). Il peut aussi rencontrer des pierres, qu'il peut soit contourner, soit déplacer , selon leur résistance (là aussi, le déplacement peut être soudain, une fois accumulée la poussée suffisante). On voit donc que s'il peut y avoir des moments d'évolution continue, il peut aussi y avoir des moments plus chaotiques, y compris des instants de rupture.
Une étude attentive des mouvements de la pensée montre bien qu'on trouve aussi bien des moments de progrès continu que des moments de rupture. Ces derniers sont sans doute plus significatifs pour l'avancement des connaissances. Si nous prenons le problème technique de la télécommunication (communication à distance), nous pouvons trouver ces deux moments. On se rend compte que la voix ne porte pas très loin, et qu'à une certaine distance, il vaut mieux faire signe, la vue portant beaucoup plus loin. C'est de ce geste qu'est venue l'idée du télégraphe optique. On remplacera les bras de l'homme par de grands bras articulés (munis d'un code), on munira le récepteur d'une longue-vue, et avec quelques relais, on pourra couvrir une bonne distance. On garde la même idée (celle du signe), et on tente de la rendre plus efficace, on tente de faire mieux. Mais cette amélioration trouve ses limites techniques, on ne peut indéfiniment agrandir les installations. Il y a ce phénomène typique de l'amélioration : au bout d'un certain temps, il faut des efforts supplémentaires de plus en plus démesurés pour des améliorations de plus en plus minces. D'autre part, on reste prisonnier d'une illusion de compréhension, qui n'est au fond qu'une simple habitude : " On a compris tout de suite, ou, plus exactement, il n'y a rien à comprendre. On est en plein empirisme. Si l'on veut améliorer la situation, il suffira de faire plus grand. Nul besoin de faire autre chose." (Bachelard, L'engagement rationaliste). La solution est ailleurs, " Il est besoin ici de faire autre chose. Et pour cela, il faut avoir compris bien des choses." La télévision ou la radio procèdent à une double rupture, technique et intellectuelle. Technique, car on comprend que pour communiquer loin des images, il faut renoncer à transporter des images, mais autre chose de facilement et rapidement transportable, comme des ondes électromagnétiques, qu'on encodera au départ et décodera à l'arrivée. Intellectuellement, car " Il faut coordonner rigoureusement des expériences qui n'appartiennent pas à la nature naturelle, mais qui sont constituées rationnellement à partir de véritables théorèmes exprimés dans une mathématique rigoureuse." On voit ainsi par cet exemple les deux moments qu'on retrouvera constamment, amélioration continue et rupture. Les moments les plus décisifs sont évidemment ceux de rupture. A suivre |