ãäÊÏíÇÊ ÇáÃÓÊÇÐ ÇáÊÚáíãíÉ ÇáÊÑÈæíÉ ÇáãÛÑÈíÉ : ÝÑíÞ æÇÍÏ áÊÚáíã ÑÇÆÏ

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ÎÇÏã ÇáãäÊÏì 2014-07-03 21:41

Textes choisis
 


L'INVITATION AU VOYAGE

Il est un pays superbe, un pays de Cocagne, dit-on, que je rêve de visiter avec une vieille amie. Pays singulier, noyé dans les brumes de notre Nord, et qu'on pourrait appeler l'Orient de l'Occident, la Chine de l'Europe, tant la chaude et capricieuse fantaisie s'y est donné carrière, tant elle l'a patiemment et opiniâtrement illustré de ses savantes et délicates végétations.
Un vrai pays de Cocagne, où tout est beau, riche, tranquille, honnête; où le luxe a plaisir à se mirer dans l'ordre; où la vie est grasse et douce à respirer; d'où le désordre, la turbulence et l'imprévu sont exclus; où le bonheur est marié au silence; où la cuisine elle-même est poétique, grasse et excitante à la fois; où tout vous ressemble, mon cher ange.
Tu connais cette maladie fiévreuse qui s'empare de nous dans les froides misères, cette nostalgie du pays qu'on ignore, cette angoisse de la curiosité? Il est une contrée qui te ressemble, où tout est beau, riche, tranquille et honnête, où la fantaisie a bâti et décoré une Chine occidentale, où la vie est douce à respirer, où le bonheur est marié au silence. C'est là qu'il faut aller vivre, c'est là qu'il faut aller mourir!
Oui, c'est là qu'il faut aller respirer, rêver et allonger les heures par l'infini des sensations. Un musicien a écrit l'Invitation à la valse; quel est celui qui composera l'Invitation au voyage, qu'on puisse offrir à la femme aimée, à la soeur d'élection?
Oui, c'est dans cette atmosphère qu'il ferait bon vivre, - là-bas, où les heures plus lentes contiennent plus de pensées, où les horloges sonnent le bonheur avec une plus profonde et plus significative solennité.
Sur des panneaux luisants, ou sur des cuirs dorés et d'une richesse sombre, vivent discrètement des peintures béates, calmes et profondes, comme les âmes des artistes qui les créèrent. Les soleils couchants, qui colorent si richement la salle à manger ou le salon, sont tamisés par de belles étoffes ou par ces hautes fenêtres ouvragées que le plomb divise en nombreux compartiments. Les meubles sont vastes, curieux, bizarres, armés de serrures et de secrets comme des âmes raffinées. Les miroirs, les métaux, les étoffes, l'orfèvrerie et la faïence y jouent pour les yeux une symphonie muette et mystérieuse; et de toutes choses, de tous les coins, des fissures des tiroirs et des plis des étoffes s'échappe un parfum singulier, un revenez-y de Sumatra, qui est comme l'âme de l'appartement.
Un vrai pays de Cocagne, te dis-je, où tout est riche, propre et luisant, comme une belle conscience, comme une magnifique batterie de cuisine, comme une splendide orfèvrerie, comme une bijouterie bariolée! Les trésors du monde y affluent, comme dans la maison d'un homme laborieux et qui a bien mérité du monde entier. Pays singulier, supérieur aux autres, comme l'Art l'est à la Nature, où celle-ci est réformée par le rêve, où elle est corrigée, embellie, refondue.
Qu'ils cherchent, qu'ils cherchent encore, qu'ils reculent sans cesse les limites de leur bonheur, ces alchimistes de l'horticulture! Qu'ils proposent des prix de soixante et de cent mille florins pour qui résoudra leurs ambitieux problèmes! Moi, j'ai trouvé ma tulipe noire et mon dahlia bleu!
Fleur incomparable, tulipe retrouvée, allégorique dahlia, c'est là, n'est-ce pas, dans ce beau pays si calme et si rêveur, qu'il faudrait aller vivre et fleurir? Ne serais-tu pas encadrée dans ton analogie, et ne pourrais-tu pas te mirer, pour parier comme les mystiques, dans ta propre correspondance?
Des rêves! toujours des rêves! et plus l'âme est ambitieuse et délicate, plus les rêves l'éloignent du possible. Chaque homme porte en lui sa dose d'opium naturel, incessamment sécrétée et renouvelée, et, de la naissance à la mort, combien comptons-nous d'heures remplies par la jouissance positive, par l'action réussie et décidée? Vivrons-nous jamais, passerons-nous jamais dans ce tableau qu'a peint mon esprit, ce tableau qui te ressemble?
Ces trésors, ces meubles, ce luxe, cet ordre, ces parfums, ces fleurs miraculeuses, c'est toi. C'est encore toi, ces grands fleuves et ces canaux tranquilles. Ces énormes navires qu'ils charrient, tout chargés de richesses, et d'où montent les chants monotones de la manoeuvre, ce sont mes pensées qui dorment ou qui roulent sur ton sein. Tu les conduis doucement vers la mer qui est l'infini, tout en réfléchissant les profondeurs du ciel dans la limpidité de ta belle âme; - et quand, fatigués par la houle et gorgés des produits de l'Orient, ils rentrent au port natal, ce sont encore mes pensées enrichies qui reviennent de l'Infini vers toi.

Baudelaire; le spleen de Paris

ÎÇÏã ÇáãäÊÏì 2014-07-03 22:05

ÑÏ: L'invitation au voyage
 

Le Spleen de Paris

Repris en 1864 sous le titre Petits poèmes en prose

N'IMPORTE OÙ HORS DU MONDE


Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu'il guérirait à côté de la fenêtre.
Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme.
"Dis-moi, mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d'habiter Lisbonne? Il doit y faire chaud, et tu t'y ragaillardirais comme un lézard. Cette ville est au bord de l'eau; on dit qu'elle est bâtie en marbre, et que le peuple y a une telle haine du végétal, qu'il arrache tous les arbres. Voilà un paysage selon ton goût; un paysage fait avec la lumière et le minéral, et le liquide pour les réfléchir!"
Mon âme ne répond pas.
"Puisque tu aimes tant le repos, avec le spectacle du mouvement, veux-tu venir habiter la Hollande, cette terre béatifiante? Peut-être te divertiras-tu dans cette contrée dont tu as souvent admiré l'image dans les musées. Que penserais-tu de Rotterdam, toi qui aimes les forêts de mâts, et les navires amarrés au pied des maisons?"
Mon âme reste muette.
"Batavia te sourirait peut-être davantage? Nous y trouverions d'ailleurs l'esprit de l'Europe marié à la beauté tropicale."
Pas un mot. - Mon âme serait-elle morte?
"En es-tu donc venue à ce point d'engourdissement que tu ne te plaises que dans ton mal? S'il en est ainsi, fuyons vers les pays qui sont les analogies de la Mort.
- Je tiens notre affaire, pauvre âme! Nous ferons nos malles pour Tornéo. Allons plus loin encore, à l'extrême bout de la Baltique; encore plus loin de la vie, si c'est possible; installons-nous au pôle. Là le soleil ne frise qu'obliquement la terre, et les lentes alternatives de la lumière et de la nuit suppriment la variété et augmentent la monotonie, cette moitié du néant. Là, nous pourrons prendre de longs bains de ténèbres, cependant que, pour nous divertir, les aurores boréales nous enverront de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d'un feu d'artifice de l'Enfer!"
Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie: "N'importe où! n'importe où! pourvu que ce soit hors de ce monde!"

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Lorsque son voyage ne lui est pas imposé, qu’est-ce donc qui appelle l’homme à se mettre en route vers un ailleurs ?
Les traversées anciennes étaient le plus souvent entreprises dans le désir de s’approprier une richesse, d’acquérir des honneurs, de maîtriser par la force ou par l’esprit un territoire encore vierge … Le voyage est alors une quête[1], et, si le voyageur marche avec les mains tendues droit devant lui, c’est moins pour palper[2] les obstacles que pour saisir.
Au contraire, le voyageur moderne est un être qui s’enfuit : pour lui voyager n’est pas tant gagner un mieux que s’écarter d’un pire. Voyager n’est plus aller au-devant d’une détresse[3] possible, mais abandonner cette détresse derrière soi. Il semble que le voyage contemporain[4] soit une forme (mal) déguisée de l’évasion. Les panneaux publicitaires qui invitent au départ disent : ici tout est gris … là-bas tout est blanc. S’il succombe à la magie de ce slogan, le voyageur cherche-t-il pour autant à prendre possession des pentes blanches du Corbier que lui promet l’affiche ? Non, et le publicitaire qui l’incite à boucler ses valises le sait bien : ce qui attire le voyageur, c’est d’abord le fait de pouvoir laisser derrière lui, huit ou quinze jours durant, la grisaille de la grande ville. Aussi, bien souvent, appelons-nous « voyage » ce qui n’est qu’une « escapade ».
Mais le fuyard ne contrôle pas son évasion. Aujourd’hui, pour échapper à la cellule quotidienne, que l’on supporte de plus en plus mal, il est inutile de ruser : il faut aller loin, et y aller vite.
Notre salut est au bout de l’horizon. C’est-à-dire au bout du monde.
Didier Decoin
Trois milliards de voyages.
[1]Une quête : un désir profond de connaître d’autres lieux inexplorés.

[2]Palper : toucher

[3]Détresse : malheur, infortune

[4]Contemporain : actuel, moderne


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( Jean-Jacques Rousseau, qui a passé sa jeunesse en Suisse, découvre Paris à l’âge de 19 ans. )
Combien l’abord de Paris démentit l’idée que j’en avais ! La décoration extérieure que j’ai vue à Turin, la beauté des rues, la symétrie et l’alignement des maisons, me faisaient chercher à Paris autre chose encore. Je m’étais figuré une ville aussi belle que grande, de l’aspect le plus imposant, où l’on ne voyait que de superbes rues, des palais de marbre et d’or. En entrant par le faubourg Saint-Marceau, je ne vis que de petites rues sales et puantes, de vilaines maisons noires, l’air de la malpropreté, de la pauvreté, des mendiants, des charretiers, des crieuses de tisanes et de vieux chapeaux. Tout cela me frappa d’abord à tel point, que tout ce que j’ai vu depuis à Paris de magnificence réelle n’a pu détruire cette première impression, et qu’il m’en est resté toujours un secret dégoût pour l’habitation de cette capitale. Je puis dire que tout le temps que j’ai vécu dans la suite ne fut employé qu’à y chercher des ressources pour me mettre en état d’en vivre éloigné. Tel est le fruit d’une imagination trop active, qui exagère par-dessus l’exagération des hommes, et voit toujours plus que ce que l’on lui dit. On m’avait tant vanté Paris, que je me l’étais figuré comme l’ancienne Babylone, dont je trouverais peut-être autant à rabattre, si je l’avais vue, du portrait que je m’en suis fait. La même chose m’arriva à l’Opéra, où je me pressai d’aller le lendemain de mon arrivée ; la même chose m’arriva dans la suite à Versailles ; dans la suite encore en voyant la mer ; et la même chose m’arriva toujours en voyant des spectacles qu’on m’aura trop annoncés : car il est impossible aux hommes et difficile à la nature elle-même de passer en richesse mon imagination.
JEAN-JACQUES ROUSSEAU, Les Confessions
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La plaine, un jour, disait à la montagne oisive :
Rien ne vient sur ton front, des vents toujours battu.
Au poète, courbé sur sa lyre pensive,
La foule aussi disait : - Rêveur, à quoi sers - tu ?
La montagne en courroux répondit à la plaine :
C'est moi qui fais germer les moissons sur ton sol ;
Du midi dévorant, je tempère l'haleine,
J'arrête dans les cieux les nuages au vol.
Je pétris de mes doigts la neige en avalanches.
Dans mon creuset , je fonds les cristaux des glaciers,
Et je verse, du bout de m mamelles blanches,
En longs filets d'argent, les fleuves nourriciers.
Le poète à son tour répondit à la foule :
Laissez mon pâle front s'appuyer sur ma main.
N'ai-je pas de mon flanc, d'où mon âme s'écoule,
Fait jaillir une source où boit le genre humain ?
Théophile GAUTHIER
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L'aveugle.
J'ai connu un de ces hommes dont la vie fut un des plus cruels martyres qu'on puisse rêver.
C'était un paysan, le fils d'un fermier normand. Tant que le père et la mère vécurent, on eut à peu près soin de lui ; il ne souffrit guère que de son horrible infirmité ; mais dès que les vieux furent partis, l'existence atroce commença. Recueilli par une sœur, tout le monde dans la ferme le traitait comme un gueux1 qui mange le pain des autres. A chaque repas, on lui reprochait la nourriture ; on l'appelait fainéant, manant2; et bien que son beau-frère se fût emparé de sa part d'héritage, on lui donnait à regret la soupe, juste assez pour qu'il ne mourût point.
Il n'avait connu aucune tendresse, sa mère, l'ayant toujours un peu rudoyé3, ne l'aimant guère ; car aux champs les inutiles sont des nuisibles, et les paysans feraient volontiers comme les poules qui tuent les infirmes4 d'entre elles. (…)
Pendant quelques années les choses allèrent ainsi. Mais son impuissance à rien faire autant que son impassibilité finirent par exaspérer ses parents, et il devint un souffre-douleur5, une sorte de bouffon-martyr, de proie donnée à la férocité native, à la gaieté sauvage des brutes qui l'entouraient.
On imagina toutes les farces cruelles que sa cécité put inspirer. Et, pour se payer6 de ce qu'il mangeait, on fit de ses repas des heures de plaisir pour les voisins et de supplice pour l'impotent.
Les paysans des maisons prochaines s'en venaient à ce divertissement ; on se le disait de porte en porte, et la cuisine de la ferme se trouvait pleine chaque jour. Tantôt on posait sur la table, devant son assiette où il commençait à puiser le bouillon, quelque chat ou quelque chien.
Alors c'étaient des rires, des poussées, des trépignements des spectateurs tassés le long des murs. Tantôt on lui faisait mâcher des bouchons, du bois, des feuilles ou même des ordures, qu'il ne pouvait distinguer.
Puis on se lassa même des plaisanteries ; et le beau-frère enrageant de le toujours nourrir, le frappa, le gifla sans cesse, riant des efforts inutiles de l'autre pour parer les coups ou les rendre. Ce fut alors un jeu nouveau : le jeu des claques.
Enfin, on le contraignit à mendier. On le portait sur les routes les jours de marché, et dès qu'il entendait un bruit de pas ou le roulement d'une voiture, il tendait son chapeau en balbutiant : "La charité, s'il vous plaît. "Mais le paysan n'est pas prodigue, et, pendant des semaines entières, il ne rapportait pas un sou. Ce fut alors contre lui une haine déchaînée, impitoyable. Et voici comment il mourut.
Un hiver, la terre était couverte de neige, et il gelait horriblement. Or son beau-frère, un matin, le conduisit fort loin sur une grande route pour lui faire demander l'aumône. Il l'y laissa tout le jour, et quand la nuit fut venue, il affirma devant ses gens qu'il ne l'avait plus retrouvé. Puis il ajouta : "Bast ! faut pas s'en occuper, quelqu'un l'aura emmené parce qu'il avait froid. Pardié ! i n'est pas perdu. I reviendra ben d'main manger la soupe."
Le lendemain, il ne revint pas.
Maupassant
1 Gueux: clochard, vagabond
2 manant: campagnard, paysan
3 rudoyé: brutalisé, maltraité
4 infirme: handicapé, invalide
5 souffre-douleur: personne ou animal qui se trouvent en permanence la cible des plaisanteries et des mauvais traitements (de la part des autres)
6 se payer de: se moquer, tourner en ridicule
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Un enfant noir, à la peau noire, aux yeux noirs, aux cheveux noirs crépus ou frisés, est un enfant. Un enfant blanc, à la peau rose, aux yeux bleus ou verts, aux cheveux blonds et raides, est un enfant.
L'un et l'autre, le noir et le blanc, ont le même sourire quand une main leur caresse le visage, quand on les regarde avec amour et leur parle avec tendresse. Ils verseront les mêmes larmes si on les contraire[1], si on leur fait mal. Les deux enfants ont des couleurs de peau différentes, mais le même sang coule dans leurs racines.
Lorsque le Professeur Bernard[2] eut besoin d'un cœur à transplanter, ce fut un homme noir qui offrit le sien pour sauver la vie d'un blanc. Seules les apparences physiques diffèrent. Dans chaque cage thoracique, un cœur bat; il est irrigué par le sang; le sang peut être différent, peut être d'un autre groupe, et pourtant il a la même couleur.
Un enfant ne nait pas raciste.
L'enfant est disponible aussi bien au rejet qu'à l'amour et l'amitié. L'enfant est capable de violence et de méchanceté. Il suffit pour cela qu'on inculque[3] des non-vérités comme l'exemple: le noir est inférieur au blanc, etc.
Lutter contre le racisme, c'est commencer par démolir les préjugés, les jugements subjectifs sans fondement. Comment? En montrant qu'ils ne tiennent pas, qu'ils sont stupides, irrationnels et dangereux. Ils peuvent se retourner contre celui qui les utilise. Tout se joue à l'école et aussi au foyer familial.
La nature ne peut créer des êtres identiques. Elle crée des différences; la société transforme ces différences en inégalités qu'elle essaie de justifier par des lois et des règles qui ont d'apparence de la science. Juste l'apparence. Rien d'autre.
Tahar Ben Jalloun
(texte inédit rédigé pour mots et merveilles).
[1] Contraire: fâche

[2] Le professeur Bernard: c'est le premier chirurgien qui réalisa la 1ère greffe du cœur.

[3] Inculque: apprend, éduque


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L’indésirable
Il vivait comme des bêtes de bois, au milieu des hommes, sans connaître personne, sans aimer personne, n’excitant chez les paysans qu’une sorte de mépris indifférent et d’hostilité[1] résignée.
On l’avait surnommé « Cloche » parce qu’il se balançait, entre ses deux piquets de bois ainsi qu’une cloche entre ses portants.
Depuis deux jours, il n’avait point mangé. Personne ne lui donnait plus rien. On ne voulait plus de lui à la fin. Las paysannes, sur leurs portes, lui criaient de loin en le voyant venir : « Veux-tu bien t’en aller manant[2] ! V’la pas trois jours que j’t’ai donné un morceau de pain ! ». Et il pivotait sur ses tufeuses et s’en allait à la maison voisine, où on le recevait de la même façon.
Les femmes déclaraient d’une part à l’autre : « On n’peut pourtant pas nourrir ce fainéant toute l’année ! ». Cependant, le fainéant avait besoin de manger tous les jours.
Il avait parcouru Saint-Hilaire, Varville et les Billettes[3], sans récolter un centime ou une vieille croûte. Il ne lui restait d’espoir qu’à Tournolles ; mais il lui fallait faire deux lieues sur la grande route, et il se sentait las à ne plus se traîner, ayant le ventre aussi vide que sa poche.
Il se mit en route pourtant.
C’était en décembre, un vent froid courait sur les champs, sifflait dans les branches nues ; et les nuages galopaient à travers le ciel bas et sombre, se hâtant on ne sait où. L’estropié[4] allait lentement, déplaçant ses supports l’un après l’autre d’un effort pénible, en se calant sur la jambe tordue qui lui restait, terminée par un pied bot[5] et chaussé d’une loque[6].
Guy de Maupassant
Le gueux.
[1] Hostilité : agressivité, antipathie

[2]Manant : campagnard, paysan,

[3] Saint-Hilaire … : des villages voisins

[4] L’estropié : le mutilé, l’amputé (ici d’une jambe), le handicapé

[5] Pied bot : pied difformé

[6] Une loque : vieux tissu en lambeaux
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La bonne mère de famille
Elle est comme le bon pain de froment qui semble insipide et dont on ne peut se priver. Elle est comme l’air pur qui nous fait vivre et que nous ne voyons pas. Son cœur et sa vie sont aux autres : elle s’est donnée tout entière, on la sait à soi ; on use de son âme, on y fouille comme en un trésor commun.
Sa bonté est au milieu de la famille un refuge toujours ouvert qui calme et guérit, non pas qu’elle se pique d’éloquence et de philosophie, qu'elle endorme le chagrin par des phrases ou persuade par des raisonnements : elle partage les peines et les joies de ceux qu’elle aime, rien de plus, et cela si simplement, avec tant de naturel et d’un cœur si sincère, que l’on ne songe même pas qu’il en pourrait être autrement.
Elle n’a pas conscience, d’ailleurs, d’être le cœur du foyer et l’âme de la famille : elle ne fait aucun effort pour cela ; c’est par besoin qu’elle se dévoue, par instinct qu’elle s’efface : elle va au bien comme les braves au canon. Elle a la pudeur de ses vertus comme d’autres ont la honte de leurs défauts, et agit avec des raffinements de diplomate pour dissimuler ses bonnes actions, pensant que la reconnaissance dont on paie un bienfait enlève à ce bienfait le plus pur de son mérite et le déflore en le signalant.
C’est lorsqu’elle n’est plus
à que l’on comprend tout ce qu’elle valait. Il semble alors que le feu du foyer soit éteint et, à chaque heure du jour, on la cherche, on l’attend.
G. Droz.
« Monsieur, madame et bébé »
Ollendorff, édit.
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Une femme émancipée
Après avoir terminé ses études, Leila est revenue au village. Son oncle,
Cheikh Ali, qui est heureux de la revoir, lui dit:
"Le voile et le haïk remplaceront les costumes que tu portais à Alger et il faudra t'habituer à vivre comme tes parentes. Il va falloir oublier toutes tes habitudes, pour reprendre les nôtres, celles de tes ancêtres. Tu seras initiée aux soins du ménage, et mon affection et les cadeaux dont je te comblerai seront en rapport avec la discipline et la tendresse que tu auras à notre égard. Dans quelques mois, lorsque nous jugerons qu'il te sera possible d'être une bonne épouse, nous célébrerons par des fêtes dont on parlera longtemps, tes noces avec notre fils bien-aimé Hamza. Va maintenant ma fille."
Aussi la stupéfaction de Cheikh Ali est-elle grande lorsqu'il entend sa nièce lui dire lentement, en détachant toutes les syllabes et en s'exprimant dans un pur langage arabe:
"Puisque, par la grâce de Dieu, me voici de retour, puisque par les bienfaits de la providence, il m'a été possible de répondre au désir exprimé par mon père: celui de me voir acquérir une solide instruction, si tu consent, mon oncle, je t'apporterai mon concours pour la gestion de nos biens."
Cheikh Ali a un mouvement violent. Leila ne parait pas autrement surprise, elle continue avec un sang froid:
"Je sais, dit-elle, tout ce qui incombe aux femmes, je connais la situation de la femme arabe, avant et après l'Islam. Je sais que l'égalité des hommes et des femmes a été proclamée par le prophète Mohamed. Rien ne s'oppose, dans le législatif musulman, à ce que la femme gère elle-même ses propres intérêts. Bien au contraire, par des textes qui lui accorde une liberté totale, la femme a le libre contrôle de son patrimoine. C'est ce contrôle que je revendique. Certes, je ne puis être émanciper que par le mariage et, jusqu'à ce temps-là, je suis de par la loi coranique soumise à la volonté de mon tuteur, à condition que je veuille bien reconnaître le caractère impartial de ce tuteur que le hasard ou la loi me donne. J'aimerai, précisa la jeune fille avec plus de force, qu'il ne soit plus question de mariage avec mon cousin Hamza. J'ai le désir de choisir moi-même l'époux avec qui je ferai ma vie et je ne faillirai pas à la promesse faite à mon père Cheikh Ibrahim : celle d'être une femme digne et courageuse aussi bien à l'intérieur de notre maison que dans mes rapports avec l'extérieur…"
*Platane = un arbre à larges feuilles
Alphonse Daudet

« LE Petit Chose »
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Epouse-le !
Anissa, une jeune fille d’origine algérienne, vit en France avec son père Arezki et son frère Momo
depuis une vingtaine d’années,
Un soir, son frère Momo a ramené avec lui, à la maison, un jeune homme. Il le présenta comme étant un ami de fac. Il est algérien. Anissa leva les yeux. Devant elle se tenait, Mustapha, intimidé. Il était grand, assez baraqué, la peau mâte, halée par le soleil chaud du beau pays d'où il venait… Mustapha lui tendit la main en lui disant: « bonjour, très heureux de faire votre connaissance. »
-bonjour, répondit-elle simplement.
-ça fait combien de temps que tu es en France ? demanda Arezki, le père
-Cela fait presque deux ans et je n'ai pas encore mes papiers.
- Dieu y pourvoira, si c'est ton destin.
De temps en temps, Mustapha venait leur rendre visite.
Un jour, Momo dit à sa sœur:
- Mustapha a absolument besoin de faire ses papiers. Si jamais il est pris, il risque d'être expulsé et ça serait une catastrophe pour lui.
- je ne vois vraiment pas ce que je peux faire pour lui?
- épouse –le, dit soudainement Momo.
- ça va pas non!
-si seulement pour les papiers, un mariage blanc[1] quoi!
-arrête de plaisanter, Momo, ça ne m'amuse vraiment pas.
- je suis sérieux, dit Momo. Anissa se leva et sortit de la pièce.
Une violente tramontane[2] envahissait son cœur. Comment son frère pouvait-il lui proposer une chose pareille : épouser un homme qui lui était totalement inconnu, pour lequel elle n’éprouvait absolument rien si ce n’est de la pitié peut-être.
Chaque jour, Momo et son père revenaient à la charge[3]. Ses résistances ont lâché.
Pourtant quelque chose d’insoumis voulait surgir de sa longue léthargie[4] et dire non .Mais son éducation, le respect qu’elle avait pour son père et la tendresse qu’elle éprouvait pour son frère l’en empêchèrent. Six mois plus tard, le mariage est célébré.
Mirabelle
Et quand le voile se lève

1Un mariage blanc, aussi appelé mariage de complaisance ou de convenance est un mariage contracté dans d'autres buts que la vie commune (ici pour obtenir une carte de séjour française)

[2] Tramentane : vent froid et sec

[3] Revenir à la charge : revenir à ce qu’on se disait.

[4] Léthargie : sommeil, silence…


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Les seules usines de Mulhouse* comptaient en 1835 plus de 5000 ouvriers logés dans les villages environnants. Il faut les voir arriver chaque matin en ville et en partir chaque soir. Il y a parmi eux une foule de femmes pâles, maigres, marchant pieds nus au milieu de la boue, et qui faute de parapluie, portent renversés sur la tête, lorsqu'il pleut, leur tablier, et un nombre plus considérable de jeunes enfants non moins sales, non moins pâles, couverts de haillons*. A la fatigue d'une journée démesurément longue*, puisqu'elle est au moins de quinze heures, vient se joindre pour ces malheureux celle de ces allers et retours si fréquents, si pénibles*. Ainsi, le soir, ils arrivent chez eux accablés par le besoin de dormir, et que le lendemain, ils en sortent avant d'être complètement reposés. En général, un homme seul gagne assez pour faire des épargnes, mais c'est à peine si une femme est suffisamment rétribuée* pour subsister. Quant aux ouvriers en ménage, beaucoup d'entre eux sont dans l'impossibilité de faire des économies, même en recevant de bonnes journées; il faut admettre au surplus que la famille ne subsiste qu'avec ses gains qu'autant que le mari et la femme se portent bien, sont employés toute l'année, n'ont pas de vice ni de charge autre que deux enfants.
L.R.VILLERME, Tableau de l'état physique et moral des ouvriers dans les fabriques de coton, de laine et de soie, 1840.
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Le coup de foudre
Je tentais de reconnaître mon pardessus parmi ceux qui encombraient l'entrée, quand j'entendis pour la première fois sa voix: "vous partez déjà,"
La phrase était banale et pourtant un frisson étrange me parcourut le dos, comme si cette voix eût été pourvue d'organes tactiles[1] que j'aurais senti courir sur ma colonne vertébrale. Je me tournai et fus frappé par sa beauté.
Elle me parut alors très grande, puis je vis que cette impression tenait surtout à la longueur de ses jambes, moulées dans un pantalon de velours noir. Ses épaules étaient larges mais sa silhouette n'avait rien de masculin, bien au contraire. Je remarquai également que ses longues mains brunes aux angles légèrement recourbés ne portaient aucune bague.
On s'étonnera certainement que mon tempérament misogyne[2] m'ait laissé tant de facultés d'observation et je ne tenterai pas de l'expliquer, sauf en disant que j'étais certainement déjà très amoureux sans le savoir et que, d'instinct, je m'étais assuré que l'objet de ma flamme[3] ne portait pas d'alliance. Ce dont je me croyais le plus à l'abri m'advenait[4] brusquement avec la brutalité qui le caractérise : j'étais victime du coup de foudre et je ne me défendais pas.
Je regardais avidement le visage extraordinaire de l'inconnue, sa peau brune et mate, sa bouche sinueuse et surtout ses yeux noirs, brillants, au regard tellement scrutateur[5] que j'aurais dû en être gêné, mais j'y voyais une preuve d'intérêt flatteur et mon cœur battait follement.
J'étais là, stupidement figé, comme hypnotisé[6] et j'aurais soudain voulu savoir, tout ensemble, réciter des vers, jouer de la guitare ou, au moins, prendre un air intelligent; je sentais bien hélas que c'était exactement l'inverse et je me désespérais déjà à l'idée d'être éconduit[7] sans avoir osé parler. Pourtant elle me sourit d'un sourire étrange, mince et malicieux, et me dit doucement: " Venez danser"
Jehanne Jean-Charles
Les plumes du corbeau.

[1] Tactiles : Du verbe toucher

[2] Misogyne : qui déteste les femmes

[3] Ma flamme : mon amour

[4] M'advenait : m'arrivait

[5] Scrutateur : qui examine attentivement

[6] Hypnotisé : endormi

[7] Econduit : rejeté, repoussé






ÎÇÏã ÇáãäÊÏì 2014-07-03 22:12

ÑÏ: L'invitation au voyage
 


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Du premier regard


Frédéric Moreau, le personnage principal, fait un voyage en bateau lorsqu'il voit, pour la première fois celle qui se ra l'amour de sa vie


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Ce fut comme une apparition[1] :
Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans l'éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu'il passait, elle leva la tête; il fléchit involontairement les épaules ; et, quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda.
Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureusement l'ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose ; et son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l'air bleu.
Comme elle gardait la même attitude, il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour dissimuler sa manoeuvre[2] ; puis il se planta tout près de son ombrelle, posée contre le banc, et il affectait[3] d'observer une chaloupe[4] sur la rivière.
Jamais il n'avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait. Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu'elle avait portées, les gens qu'elle fréquentait ; et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n'avait pas de limites.
Une négresse, coiffée d'un foulard, se présenta, en tenant par la main une petite fille, déjà grande. L'enfant, dont les yeux roulaient des larmes, venait de s'éveiller. Elle la prit sur ses genoux. " Mademoiselle n'était pas sage, quoiqu'elle eût sept ans bientôt ; sa mère ne l'aimerait plus ; on lui pardonnait trop ses caprices. " Et Frédéric se réjouissait d'entendre ces choses, comme s'il eût fait une découverte, une acquisition[5].
Il la supposait d'origine andalouse, créole peut-être ; elle avait ramené des îles cette négresse avec elle ? Cependant, un long châle à bandes violettes était placé derrière son dos, sur le bordage de cuivre. (…)Mais, entraîné par les franges, il glissait peu à peu, il allait tomber dans l'eau ; Frédéric fit un bond et le rattrapa. Elle lui dit :
" Je vous remercie, monsieur. "
Leurs yeux se rencontrèrent.
Gustave Flaubert
L'Education sentimentale

[1] Apparition: manifestation d'un être invisible qui se montre tout à coup

[2] Dissimuler sa manœuvre: s'efforcer de ne pas se faire remarquer.

[3] Il affectait: il fait semblant

[4] Une chaloupe: une espèce de petite barque

[5] Une acquisition: une conquête, une victoire.


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Sensations étranges
Je tentais de reconnaître mon pardessus parmi ceux qui encombraient l'entrée, quand j'entendis pour la première fois sa voix: "vous partez déjà,"
La phrase était banale et pourtant un frisson étrange me parcourut le dos, comme si cette voix eût été pourvue d'organes tactiles[1] que j'aurais senti courir sur ma colonne vertébrale. Je me tournai et fus frappé par sa beauté.
Elle me parut alors très grande, puis je vis que cette impression tenait surtout à la longueur de ses jambes, moulées dans un pantalon de velours noir. Ses épaules étaient larges mais sa silhouette n'avait rien de masculin, bien au contraire. Je remarquai également que ses longues mains brunes aux angles légèrement recourbés ne portaient aucune bague.
On s'étonnera certainement que mon tempérament misogyne[2] m'ait laissé tant de facultés d'observation et je ne tenterai pas de l'expliquer, sauf en disant que j'étais certainement déjà très amoureux sans le savoir et que, d'instinct, je m'étais assuré que l'objet de ma flamme[3] ne portait pas d'alliance. Ce dont je me croyais le plus à l'abri m'advenait[4] brusquement avec la brutalité qui le caractérise : j'étais victime du coup de foudre et je ne me défendais pas.
Je regardais avidement le visage extraordinaire de l'inconnue, sa peau brune et mate, sa bouche sinueuse et surtout ses yeux noirs, brillants, au regard tellement scrutateur[5] que j'aurais dû en être gêné, mais j'y voyais une preuve d'intérêt flatteur et mon cœur battait follement.
J'étais là, stupidement figé, comme hypnotisé[6] et j'aurais soudain voulu savoir, tout ensemble, réciter des vers, jouer de la guitare ou, au moins, prendre un air intelligent; je sentais bien hélas que c'était exactement l'inverse et je me désespérais déjà à l'idée d'être éconduit[7] sans avoir osé parler. Pourtant elle me sourit d'un sourire étrange, mince et malicieux, et me dit doucement: " Venez danser"
Jehanne Jean-Charles
Les plumes du corbeau.

[1] Tactiles : Du verbe toucher

[2] Misogyne : qui déteste les femmes

[3] Ma flamme : mon amour

[4] M'advenait : m'arrivait

[5] Scrutateur : qui examine attentivement

[6] Hypnotisé : endormi

[7] Econduit : rejeté, repoussé


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Une rencontre étonnante
C'est dans le port d'Odessa que je fis sa rencontre. Trois jours durant il attira mon attention par sa silhouette trapue et forte […]. Pendant des heures entières, je le voyais, sur les quais de granit, arrêté, suçant la poignée de sa canne et contemplant mélancoliquement l'eau souillée du port. […]
Enfin, au bout de quatre jours, à l'heure du repas, je tombai sur lui, résolu à savoir qui il était. Je m'installai tout prêt de lui, avec une pastèque et du pain, et je commençai mon repas tout en regardant mon bonhomme, cherchant le moyen le plus délicat de lier conversation avec lui … Ce n'était pas chose facile pour le vagabond que j'étais, tout souillé de poussière de charbon, de commencer un entretien avec ce gommeux*.
Mais à ma profonde surprise, je constatai qu'il tenait les yeux obstinément fixés sur moi et que celui que j'étudiais était affamé: j'inspectai rapidement du regard tous les environs et lui demandai doucement:
-Voulez-vous manger?
Il eut un tressaillement, il grimaça, puis à son tour promena un regard méfiant autour de lui. Personne ne nous prêtait la moindre attention. Aussitôt que je lui refilai la moitié de ma pastèque et une tranche de pain, il s'empara de tout et disparut brusquement … Il dévora avec l'air inquiet d'un fauve qui redoute qu'on lui enlève son morceau.
Puis il me tapa sur l'épaule, me prit la main, et la serrant fortement, la secoua douloureusement, il ne fallut pas cinq minutes pour qu'il commençât déjà à me raconter son histoire.
Plus tard, je pensai:" Il est mon compagnon, le compagnon de toute mon existence, jusqu'à ma mort".
Maxime Gorki, "Les vagabonds"
*gommeux: personne habillée d'une façon trop élégante et ridicule
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Pourquoi ai-je choisi d'écrire ?
Pourquoi ai-je choisi d'écrire? Enfant, je n'avais guère pris au sérieux mes gribouillages; mon véritable souci avait été de connaître; je me plaisais à rédiger mes compositions françaises, mais ces demoiselles me reprochaient mon style guindé[1], je ne me sentais pas "doué". Cependant, quand à quinze ans, j'écrivis sur l'album d'une amie les prédilections, les projets qui étaient censés définir ma personnalité, à la question: "que voulez-vous faire plus tard ?", je répondis d'un trait: "Être un auteur célèbre". Touchant mon musicien favori, ma fleur préférée, je m'étais inventé des goûts plus ou moins factives. Mais sur ce point, je n'hésitai pas: je convoitais[2] cet avenir, à l'exclusion de tout autre.
La première raison, c'est l'admiration que m'inspiraient les écrivains; mon père les mettait bien au-dessus des savants, des professeurs. J'étais convaincue moi aussi de leur suprématie; même si son nom était largement connu, l'œuvre d'un spécialiste ne s'ouvrait qu'à un petit nombre. Les livres, tout le monde les lisait: ils touchaiebt l'imagination, le cœur; ils valaient à leur auteur la gloire la plus universelle et la plus intime. En tant que femme, ces sommets me semblaient en outre plus accessibles que les pénéplaines; les plus célèbres de mes sœurs s'étaient illustrées dans la littérature.
Et puis j'avais toujours eu le goût de la communication ... J'étais loquace[3]. Tout ce qui me frappait au cours d'une journée, je le racontais, ou du moins j'essayais. Je redoutais la nuit l'oubli; ce que j'avais vu, senti, c'était un déchirement de l'abandonner au silence. Emue par un clair de lune, je souhaitais une plume, du papier et savoir m'en servir. J'aimais, à quinze ans, les journaux intimes qui s'éfforcent de retenir le temps. J'avais compris aussi que les romans, les nouvelles, les contes ne sont pas des objets étrangers à la vie mais qu'ils l'expriment à leur manière.
Simone de Beauvoir

« Mémoires d'une jeune fille rangée »

[1] Guindé: recherché (un peu lourd)

[2] Convoitais: désirais

[3] Loquace: qui parle beaucoup.


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Un artisan du bois
Je crois que je fus vraiment ému le jour où mon père me conduisit pour la primière fois dans l'atelier qui, en vérité, envahissait tout son appartement. Il y avait là plusieurs établis, des presses, des serre-joints, des placards bourrés d'outils et des rayons où s'alignaient des séries de rabots de toutes longueurs et de tous profils. Et tout cela portait des noms étonnants: trusquin, petit-guillaume, scie à chantourner, à araser.
Partout c'était l'ordre parfait, la propreté qui sentait bon la cire et le vernis. Car, dés qu'il avait raboté une pièce, Vincendon prenait sa pelle et sa balayette et s'empressait de ramasser les copeaux.
J'aurais pu demeurer des semaines entières à le regarder travailler, non seulement parce qu'il faisait des choses admirables, -j'étais alors incapable d'apprécier son travail- mais surtout à cause de ses mains. Ses mains semblaient malhabiles au point que dés qu'il empoignait un outil, j'avais envie de me précipiter pour le ramasser. Et pourtant, l'outil ne tombait jamais. Et non seulement les mains de Vincendon le tenaient ferme, mais encore, elles semblaient se jouer de lui. Enormes et sèches, couturées[1] et déformées, elles façonnaient des pièces minuscules, aux formes compliquées comme à plaisir. Car Vincendon était luthier. Mais il ne se bornait pas à fabriquer et réparer des violons et des guitares, il faisait toute sorte de choses.
Il avait un penchant très marqué pour les coffrets à bijoux. Des coffrets aux incrustations de nacre ou de bois de rose, des coffrets dont les fermoirs secrets –en bois naturellement- étaient de petites merveilles d'horlogerie de son invention.
Ah ! le visage de Vincendon lorsqu'il nous montrait son travail ! ce bonheur ! cette joie incomparable que l'on voyait pétiller dans son regard.
Bernard Clavel

« La grande patience »

[1] Couturées: couvertes de cicatrices


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textes explicatifs
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L'automobile est un excellent moyen et agréable engin de transport rapide, mais un détestable moyen de découverte. Jamais on n'a tant voyagé, et jamais aussi les gens n'ont moins profité de leurs voyages. Ces malheureux qui avalent pèle-mêle des kilomètres traversent la moitié de la France, six régions, trente villes, quatre cents villages, vingt siècles d'histoire sans en retirer d'autres que des pannes et des pneus crevés.
C'est presque une banalité de répéter que la seule manière adéquate de visiter certaines régions, c'est de les parcourir à pied. D'abord parce que la marche aiguise l'appétit et l'intellect et qu'elle place naturellement le voyageur dans un état de réceptivité qui multiplie l'intérêt de tout ce qu'il rencontre. Ensuite, parce que ce moyen est lent, exige un effort personnel, permet d'entrer en contact avec les choses et les gens d'une manière progressive.
A pied, un arbre est un arbre, avec sa peau rugueuse. En voiture, c'est une ombre parmi des centaines d'ombres toutes pareilles. A pied, tout prend un sens, tout chante son petit couplet. Le monde se subdivise à l'infini, révèle à chaque seconde des visages dont on ne soupçonnait même pas l'existence, éveille l'intérêt par cent détails inattendus. Mais la vitesse unifie tout !
SAMIVEL, L'amateur des abîmes
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Jamais invention ne rencontra un intérêt plus général et plus ardent. Le cinéma est encore dans son enfance, mais le monde entier lui a fait confiance. Le cinéma a, dès son début, enflammé les imaginations, rassemblé des capitaux énormes, gagné la collaboration des savants et des foules, fait naître, employé, usé des talents innombrables, variés. Il consomme une grande quantité d'efforts, de courage et d'invention. Tout cela pour un résultat minime. Je donne tous les films du monde pour une pièce de théâtre, pour un tableau de peinture, pour un symphonie !
Toutes les œuvres qui ont tenu quelque place dans ma vie, toutes les œuvres d'art dont la connaissance a fait de moi un homme, représentaient d'abord une conquête. J'ai dû les aborder de haute lutte après une fervente passion. Par contre, l'œuvre cinématographique ne soumet notre esprit et notre cœur à nulle épreuve. Elle nous dit tout de suite ce qu'elle sait. Par nature, elle est mouvement, mais elle nous laisse immobiles, comme paralytiques. Beethoven, Molière, Vinci, j'en appelle trois, il y en a cent, voilà vraiment l'art ! Le cinéma m'a parfois diverti, parfois même ému, jamais il ne m'a demandé de me surpasser. Le cinéma n'est pas un art !


Georges DUHAMEL, Le cinéma
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L'automobile est un excellent moyen et agréable engin de transport rapide, mais un détestable moyen de découverte. Jamais on n'a tant voyagé, et jamais aussi les gens n'ont moins profité de leurs voyages. Ces malheureux qui avalent pêle-mêle des kilomètres traversent la moitié de la France, six régions, trente villes, quatre cents villages, vingt siècles d'histoire sans en retirer d'autres que des pannes et des pneus crevés.
C'est presque une banalité de répéter que la seule manière adéquate de visiter certaines régions, c'est de les parcourir à pied. D'abord parce que la marche aiguise l'appétit et l'intellect et qu'elle place naturellement le voyageur dans un état de réceptivité qui multiplie l'intérêt de tout ce qu'il rencontre. Ensuite, parce que ce moyen est lent, exige un effort personnel, permet d'entrer en contact avec les choses et les gens d'une manière progressive.
A pied, un arbre est un arbre, avec sa peau rugueuse. En voiture, c'est une ombre parmi des centaines d'ombres toutes pareilles. A pied, tout prend un sens, tout chante son petit couplet. Le monde se subdivise à l'infini, révèle à chaque seconde des visages dont on ne soupçonnait même pas l'existence, éveille l'intérêt par cent détails inattendus. Mais la vitesse unifie tout !
SAMIVEL, L'amateur des abîmes



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